MON ENFANCE VOLÉE

MON ENFANCE  VOLÉE

Depuis ce jour insensé de trahison, je perdis totalement mes repères. Il ne restait de moi que la Brigitha mal aimée, battue, pétrifiée d’angoisse et de stupeur.

En l’espace de quelques minutes, on m’avait volé et saccagé mon enfance. La petite fille libre et joyeuse fut morte à jamais. Mes nuits s’avérèrent désormais hantées de cauchemars. Un de ceux-ci, particulièrement épuisant et récurrent, me laissait au matin anéantie : quelqu’un cherche à m’étouffer avec un coussin et je me débats, je résiste de toutes mes forces. Jusqu’à l’épuisement. Aujourd’hui encore, je fais ce cauchemar, il est le fidèle compagnon de mes phases dépressives.

Je fus une enfant frêle et fragile, dont les problèmes chroniques d’estomac poussèrent ma mère à consulter un médecin. Il lui expliqua que c’était dans ma nature et que l’on ne pouvait rien y faire.

Suite à ces horreurs, ma maigreur s’accentua encore. J’avais peur de tout. Je vivais dans un monde qui m’était devenu étranger.

Je ne retournai plus jamais jouer avec la fille de cet ignoble individu. Le jour où elle me demanda pourquoi je ne voulais plus la voir, je lui avouai que son père m’avait fait beaucoup de mal. Elle me fit alors d’atroces confidences que je ne révélerai pas, car je ne veux pas trahir sa parole, bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis.

A cette même époque, un jour où je remontais la rue pour rentrer à la maison, un autre voisin jaillit d’une écurie et essaya de m’attraper. Heureusement, je réussis à lui échapper. J’eus si peur que plus jamais je n’empruntai ce chemin pour rentrer chez moi.

Ma mère me tirait souvent les cheveux. La douleur était telle que je priais le Seigneur pour qu’ils ne repoussent pas. Maintes fois, ma mère me fit des remarques désobligeantes sur mes cheveux qu’elle traitait avec mépris de queues de rat. Elle ne comprenait pas de qui je pouvais les tenir, puisque elle-même en avait de splendides, magnifiquement bouclés. Ma sœur cadette en avait hérité la beauté. Ma mère ne cessait de faire des comparaisons qui me blessaient beaucoup.

Elle se vantait d’être la plus forte et de parvenir à dresser n’importe qui. Elle m’accusa d’avoir essayé d’étouffer ma sœur cadette avec un coussin, un jour où je la gardais. Selon elle, j’étais capable des pires atrocités. Elle alla jusqu’à affirmer que si ma sœur était encore en vie c’était grâce à elle.

Ma mère prétendit même qu’à l’âge d’environ seize mois, je lui aurais mordu la cuisse par jalousie, parce qu’elle nourrissait mon petit frère. Elle raconta qu’en guise de punition, elle me remplit la bouche de sel, avouant que j’aurais pu m’étouffer, si ma grand-mère n’était pas intervenue pour me rincer la bouche.

Une année, nous devions, avec l’école, aller visiter l’église de Rarogne où fut enterré le célèbre poète Rainer Maria Rilke. Je me réjouissais beaucoup d’y aller. Mais la sortie coûtait deux francs. Je demandai à mes parents la permission d’y participer et ils me répondirent : « On verra, on n’a pas d’argent, mais si tu nettoies l’armoire à fond et laves toute la vaisselle, on te donnera peut-être les deux francs ». Je fis de mon mieux. Lorsque j’eus fini, mon père sortit une assiette après l’autre pour contrôler s’il restait des traces. L’une d’entre elles n’était pas tout à fait propre, je dus tout recommencer. Le travail achevé, je courus à toute vitesse à la gare pour prendre le train avec ma classe. Mais hélas, trop tard, le train était déjà parti. Je rentrai en larmes à la maison et je dus rendre les deux francs !

Sœur Monika s’occupait du service social de l’usine où travaillait mon père. Elle venait fréquemment aider ma mère à la maison. Le jour de ma première Communion, elle proposa d’être ma marraine de Confirmation. Les deux célébrations se déroulaient le même jour. Elle me confectionna une robe en coton, alors que mes camarades de classe en possédaient de splendides en tulle avec des voiles. Elles étaient coiffées de ravissantes couronnes.

J’étais la seule à porter une robe si « simple ». Je me souviens d’avoir beaucoup pleuré. Finalement ce fut une journée assez triste. Je n’obtins plus jamais de nouvelles de ma marraine. Si ce n’est que durant les deux années qui suivirent ma Confirmation, elle envoya à mes parents vingt francs à Noël pour qu’ils m’achètent un cadeau. Mais je ne reçus jamais la poupée dont je rêvais.

Nous étions habituellement envoyés en colonie durant les grandes vacances, les frais étant pris en charge par le service social de l’usine. Je me souviens qu’un dimanche, lors de la journée des parents, je sanglotais seule sous un arbre. J’étais triste et abandonnée. Ni ma mère, ni mon père, n’étaient venus en visite. Je ressentis tout à la fois un immense soulagement et une peine infinie. Je pense que déjà je subissais les attouchements de mon père. Les années où je ne pouvais pas aller en colonie, ma mère me plaçait durant tout l’été en Suisse allemande, chez le couple âgé qui s’occupait de ma sœur. Mon deuxième frère m’accompagnait parfois.

Il m’arrivait aussi de me rendre chez ma marraine de baptême, une sœur de ma mère, qui avait beaucoup d’affection pour moi et qui me témoignait son amour.

Je me sentais aimée, un sentiment que je ne connaissais pas avec ma propre mère !

Lorsque j’eus entre neuf et douze ans, ma mère, qui sortait souvent le soir, nous laissa seuls avec mon père. Fréquemment, quand mon père travaillait en équipe de nuit, je devais dormir avec elle. Un soir où elle était de sortie, il vint dans la chambre où je dormais. Il s’allongea dans le lit et soudainement se coucha sur moi, en essayant de me pénétrer. Le viol précédent me revint en mémoire. Terrifiée, je me mis à hurler. Il me plaqua la main sur la bouche. Je crus qu’il allait m’étouffer. Il me chuchota qu’il ne voulait pas me faire de mal et continua de se frotter à moi, sans me pénétrer. Après avoir éjaculé, il me menaça de mort, si je ne gardais pas le silence. Et s’en alla travailler.

Ces souillures de sperme entre mes jambes me répugnaient. Je partis me laver aux toilettes en sanglotant, épouvantée à l’idée d’avoir à subir encore ces atrocités.

Ma mère ayant complètement banalisé le viol précédent et en raison de la terreur que m’inspirait mon père, je n’osai rien dire ni à elle, ni à personne.

La violence de mon père m’inspirait une crainte irraisonnée. Lorsqu’il rentrait du travail, ma mère l’encourageait souvent à nous battre, pour nous punir des bêtises que mes deux plus jeunes frères et moi avions faites. C’était presque devenu un rituel hebdomadaire. Nous nous tenions tous les quatre en file indienne et attendions notre tour. Première suppliciée, il me frappait encore plus fort quand j’essayais de retenir mes larmes. Puis venait le tour des petits. Mon grand frère échappait aux coups grâce à l’intervention de ma mère.

Ces scènes de maltraitance furent entendues par le voisinage qui alerta deux à trois fois la police. Lorsque les agents se présentaient à la maison, ma mère les rassurait en leur disant qu’elle s’occupait parfaitement de notre éducation. Ils repartaient bredouilles.

Je me surpris souvent à penser que malgré la douleur physique qu’ils m’infligeaient, mes parents ne réussiraient jamais à contrôler mes pensées. Qu’ils ne parviendraient jamais à me priver de cette liberté. Je ne reçus que peu d’éducation religieuse, pourtant je sentais constamment à mes côtés une présence protectrice. Salutaire, elle me permit de survivre.

Ma vie devint un véritable enfer. Au fil du temps, mes notes scolaires chutèrent. Mes professeurs, qui ne pouvaient en comprendre les véritables raisons, ne purent réagirent en conséquence. D’une famille d’origine Suisse allemande et pauvre, nous étions perçus comme de méchants protestants. Cela ne nous facilita pas la vie dans le quartier. Comme si mon existence n’était pas suffisamment sordide !

Brigitha

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